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  • 18/01/2019 à 10:46

Je suis un homme de couleur

Je suis un homme de couleur

Par Mansour M’henni

Cela fait un bon bout de temps que cette chronique me travaille, avec ce titre, paradoxal en apparence, provocateur même pour certains, mais central en principe dans toute interrogation sur l’humanité de l’homme.

L’idée m’a interpellé à la fin du mois d’août dernier (2018) à l’occasion d’un voyage en Côte d’Ivoire pour une conférence inaugurale d’un colloque international sur la brachylogie. Dans cette Tunisie hautement symbolique de l’esprit de tolérance, depuis plusieurs décennies, sinon des siècles même, Ma Tunisie, il y avait alors, à mon grand regret, des échos de comportements racistes à l’égard de nos frères africains. Pourtant, en Côte d’Ivoire, j’étais pratiquement le seul « homme blanc » ou presque, dans mon environnement immédiat. A contrario, je ne peux assez fidèlement rendre compte (limite des mots du langage) de la gentillesse, l’hospitalité, la déférence et la politesse qui ont marqué mon accueil et mon accompagnement.

A aucun moment je n’ai eu le sentiment d’une quelque singularité qui susciterait une curiosité particulière, et encore moins une quelconque défiance ou animosité. J’ai eu honte alors, pour certains de mes concitoyens, et la pensée d’un homme de couleur s’est emparée de moi.

Au fait, qu’est-ce qu’un homme de couleur ?

Pour aller vite, disons que d’abord l’expression désignait tout homme d’une autre race que la race blanche. Puis, par un euphémisme qui cache mal l’hypocrisie de qui l’emploie, elle a fini par renvoyer à l’homme noir, l’Africain surtout. Des gens seraient encore insensibles aux découvertes biologiques expliquant la variation des couleurs par l’adaptation au cadre géographique ! Savent-ils au moins que le blanc n’existe pas comme couleur intrinsèque puisque le prisme optique y place la modulation de toutes les couleurs, de l’infrarouge à l’ultraviolet ? C’est donc quoi un « homme blanc » ? Un homme sans couleur ou un homme de toutes les couleurs ? Sans doute est-ce cela qui avait inspiré le célèbre poème de Léopold Sédar Senghor, « Homme de couleur » :

« Quand je suis NÉ, j'étais NOIR !

Quand j'ai GRANDI, j'étais NOIR !

Quand j'ai PEUR, je suis NOIR !

Quand je vais au SOLEIL, je suis NOIR !

Quand je suis MALADE, je suis NOIR ! 

Quand tu es NÉ, tu étais ROSE !

Quand tu as GRANDI, tu es devenu BLANC !

Quand tu vas au SOLEIL, tu deviens ROUGE !

Quand tu as FROID, tu deviens BLEU !

Quand tu as PEUR, tu deviens VERT !

Quand tu es MALADE, tu deviens JAUNE !

Et APRÈS tout ça,

Tu oses M'APPELER,"HOMME de COULEUR" !!! »

Voilà bien un étonnement qui donne à penser et invite à réfléchir. 

De retour à Abidjan pour la présidence d’un jury de thèse à l’Université Félix Houphouët-Boigny, j’ai décidé, le matin du lendemain de mon arrivée nocturne (Bravo Tunis-air pour la ligne aérienne initiée entre les deux pays !), de faire ma marche quotidienne dans une rue à proximité où une promiscuité étonnante rassemblait des vendeurs ambulants de grande précarité avec des citoyens bien mis dans une condition apparemment confortable les apparentant au secteur des affaires, de l’administration ou de l’enseignement ; les étals ambulants et les boutiques miséreuses de différents produits de consommation avec les ateliers de menuiserie, de mécanique, de tôlerie et autres, mais aussi avec des résidences, des auberges et des hôtels à niveaux variés.

L’idée m’étant venue de m’offrir une petite bouteille d’eau avant de continuer mon chemin, mes jambes m’ont conduit à l’entrée de la petite boutique d’une jeune fille à qui j’ai tendu un billet de 500 francs CFA (le plus petit que j’avais), pour qu’elle en prenne le prix de la bouteille d’eau, soit 5 FCA. Elle est restée perplexe, ne sachant quoi en faire ni où trouver à faire la monnaie de ce billet. Comprenant son désarroi et étant peu informé sur la valeur de mon billet, je promis de revenir plus tard lui acheter la bouteille. Mais elle a insisté pour me donner la bouteille gratuitement. Vérification faite en rentrant, j’ai découvert que les 5 francs FCA valaient 0,026 DNT (soit 26 millimes tunisiens) et je me suis senti ridicule de ne lui avoir pas laissé tout le billet, et j’ai décidé de revenir pour le faire. Non par charité mais par solidarité, non par pitié mais par respect, non par une quelconque condescendance mais par un sentiment de communauté.

Face à cette générosité des pauvres, j’ai cru retrouver des contextes sociaux et familiaux où l’humanité prenait le dessus sur toute forme d’inégalité ou de ségrégation. Je me suis rappelé également le jeune ivoirien (Falikou Coulibaly, président de l'AIT) tué chez nous pour un pauvre téléphone portable ! J’étais encore une fois le seul blanc dans les parages (je crois en avoir aperçu un autre sur le chemin du retour, d’une blancheur métisse ; il faisait réparer sa voiture). J’étais paisiblement installé dans mon costume noir, mais c’était moi l’homme de couleur.

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