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  • 24/04/2015 à 15:36

Le feu des femmes de Carthage et le feu de Bouazizi

Le feu des femmes de Carthage et le feu de Bouazizi

Par Mansour Mhenni

Il y a plus de vingt ans que l’histoire des trois femmes les plus célèbres de la première Carthage, « la ville-neuve de Kart-hadach »,

occupent ma pensée tant par la force de caractère des trois « personnages » de l’Histoire que par la valeur symbolique qui ne cesse d’interpeller notre conscience et notre intelligence à travers leurs images respectives.

Elles se sont imposées à mon imaginaire de façon à revendiquer leur présence jusqu’à mes œuvres de création et je veux bien insérer ici une citation de mon dernier roman, La Nuit des mille nuits ou Le Roi des pendus, pour souligner ce qui me retient le plus dans ces trois femmes mythiques :

« Elissa se dessina de nouveau devant mes yeux comme un tableau de fond sur lequel se déroula le film des conquêtes et des guerres passées du Temps de Carthage et de Rome. Puis d’autres femmes encore eurent en moi une telle présence que je me crus en devoir d’en accoucher une seconde fois comme l’avaient fait jadis leurs mères respectives. Je revis aussi Sophonisbe boire calmement le poison de la fierté; mais je revis surtout la femme d’Hasdrubal laver la honte de son mari dans le feu qui avait dévoré Elissa avant elle. Elle y jeta ses enfants et les y rejoignit, sous le visage avili de son mari et le regard consterné de son ennemi.

Soudain, je me rappelai que l’histoire, sans doute trop pressée par le déroulement des événements, n’avait pas retenu le nom de cette héroïne qui avait choisi d’être l’autre bout de l’Empire carthaginois et que d’aucuns se plaisent encore à nommer Sophonisbe aussi, dans une confusion plus cruelle que l’oubli ou que l’anonymat. L’histoire s’était donc contentée de mentionner son acte… »

 

Je viens d’en parler encore dans un récent colloque sur l’altérité entre les deux rives de la Méditerranée (ISLA-Moknine), et pour clore mon communication, j’ai avancé l’idée qu’il nous serait utile de repenser l’histoire de ces trois figures féminines en rapport à la Tunisie actuelle.

Aujourd’hui, me voici le faire autour de l’acte symbolique de l’autodafé tel qu’il a été entrepris par Elissa, par la Femme d’Hasdrubal et par Mohamed Bouazizi.

La première s’est immolée pour sauver Carthage et par fidélité à son défunt mari, car pour elle en ce temps-là, épouser le chef berbère Acherbas, c’était un peu vassaliser Carthage et l’inscrire dans un statut qui n’aurait peut-être pas permis la gloire qu’elle a eue plus tard.

Quant à la femme d’Hasdrubal, elle a, elle aussi, sauvegardé la dignité de Carthage à l’ultime instant de son déclin et son geste a tellement marqué l’attention qu’il a effacé son nom de la mémoire collective pour valoir, seul, en tant qu’acte de bravoure, indépendant de toute personnalisation.

Ce qu’il importe de retenir à ce propos, c’est que l’une et l’autre, aux deux bouts de l’Histoire de la Première Carthage, à la création et au déclin, avaient fait un acte volontaire mûrement réfléchi et entrepris en toute responsabilité pour l’intérêt de la cité.

Peut-on donc comparer, en toute intelligence sereine, l’acte de ces deux femmes et celui de feu Mohamed Bouazizi qu’on considère comme l’acte déclencheur de ce que d’aucuns se plaisent encore à appeler « la révolution tunisienne », elle aussi fondatrice d’un certain « printemps arabe » où on a tout le mal à percevoir un quelconque soleil ?

Il va sans dire que ni les motivations ni les objectifs ne sont les mêmes. Ceux des deux femmes étaient conscients et volontaires ; ceux du second étaient conjoncturels et obligés ou presque. Cela n’ajoute ni ne retranche à aucun des actes ses valeurs intrinsèques ou collatérales. Cependant, il importe de comprendre que l’acte de Bouazizi a été porté par la foule et ses leaders au statut symbolique qu’il a fini par représenter. Reste les questions les plus cruciales : Qu’est-ce que ces foules et ces dirigeants ont fait d’un acte qu’ils avaient mythifié au plus haut point de son influence ? Et qu’est-ce que la trahison des valeurs qu’on avait placées dans cet acte pourrait occasionner comme dommages ?

De la réponse à ces deux questions dépendra peut-être une grande part des raisons qui détermineront l’avenir de la Tunisie. Mais certains éléments de la réponse pointent déjà à l’horizon.

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