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- 23/03/2014 à 18:17
Les régions victimes ?

Par Boubaker Ben Fraj
Au cours des dernières semaines, les deux gouvernorats du Sud-est : Médenine et Tataouine, connaissent une vague protestataire presque ininterrompue. A ce jour, la situation y est tendue et les nerfs du côté de la population, comme du côté des autorités locales, sont plus proches de la nervosité et de l’exaspération, que du calme et de la mutuelle compréhension.
Dans cette vague de mécontentement qui traverse le Sud, la tournure quasi-insurrectionnelle des émeutes qui ont eu lieu à Ben Guerden, nœud de tous les trafics avec la Libye, suite à la fermeture du point de passage de Ras-Jedir, ne sont pas sans rappeler des événements de même nature, que cette ville avait connus en Août 2010, du temps de Ben Ali, suite au verrouillage, par les autorités libyennes de l’époque, de ce même point de passage. Tout compte fait, du côté de Ben Guerden, les régimes politiques peuvent changer d’un côté comme de l’autre, mais tant que les mêmes causes persistent, elles produisent toujours les mêmes effets.
Dans les deux gouvernorats de cette Tunisie méridionale, d’emblée peu favorisée par la nature, la recrudescence des mouvements revendicatifs devenus endémiques, se complique encore par d’autres facteurs générateurs de tensions et d’instabilité: d’un côté, l’impact immédiat des turpitudes qui déstabilisent la Libye voisine et de l’autre, le fait que ces deux circonscriptions se soient transformées en terrain de prédilection d’une intense contrebande transfrontalière, rattachée à des réseaux mafieux ou terroristes, par des liens à peine voilés, d’intérêts et de complicités .
A Médenine et à Tataouine, comme dans plusieurs autres gouvernorats: Gafsa, Sidi-Bouzid, Kasserine, Siliana, Jendouba, et maints autres endroits de la Tunisie intérieure, nul n’ignore que la colère de plus en plus vive de la population, est générée par un sentiment partagé de frustration, du fait d’un retard certes relatif, mais très significatif, en matière de développement économique et social, en comparaison avec les régions du littoral.
Effets de la nature et legs de l’histoire
En vérité, les disparités régionales qui existent en Tunisie entre les zones proches du littoral et les régions de l’intérieur ne sont pas nouvelles ; elles sont la résultante combinée de facteurs naturels indéniablement plus favorables pour des côtes, et d’un héritage de l’histoire ; et sur ce point, Il n’est pas difficile de prouver, que depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, le littoral a toujours été plus attractif, tant pour les hommes, que pour les activités et les richesses.
Au moment où la Tunisie a acquis son indépendance, le déséquilibre littoral/intérieur était catastrophique, des suites d’une politique coloniale qui avait opéré pour ses besoins, une excessive centralisation dans la capitale; à tel point qu’en 1956, les deux tiers des activités industrielles, la totalité des étudiants et l’essentiel des activités des services étaient concentrées dans à Tunis.
Le legs colonial fut donc pour la quasi-totalité de la Tunisie profonde, abandonnée à elle-même, particulièrement désastreux : économie archaïque et aléatoire, misère généralisée, conditions de vie lamentables, analphabétisme prépondérant, infrastructures quasi-inexistantes, situation sanitaire catastrophique….
Soyons donc clairs sur ce point : ce ne sont pas les cinquante années passées depuis notre indépendance, qui auraient crée le déséquilibre régional dans notre pays, ou qui l’auraient même aggravé ? Par rapport à ce qu’ils avaient été avant l’indépendance, et malgré l’ampleur de ce qui reste à faire, Sidi Bouzid, Siliana, Kasserine, Jendouba, Kébili et l’ensemble des régions de l’intérieur, ont réalisé, au cours des cinquante dernières années, et en grande partie grâce à une politique d’Etat, des pas substantiels sur la voie du progrès et du développement.
Et même en admettant que la politique de développement régional, menée par l’Etat Tunisien n’a pas permis de juguler totalement le profond déséquilibre hérité entre le littoral et l’intérieur du pays, elle n’a pas moins réussi à en atténuer l’acuité et la gravité.
La part de vérité et celle du mensonge
Aujourd’hui, quelle que soit l’appréciation que l’on puisse avoir du bilan des cinquante années de l’indépendance, on doit admettre que la fracture régionale demeure dans notre pays encore une triste réalité, qui hypothèque le développement du pays dans sa globalité, et qui menace sérieusement sa cohésion et sa stabilité. C’est une réalité mesurable, et surtout de plus en plus mal vécue et mal acceptée par les populations des zones qui en subissent les méfaits et les conséquences.
Mais le mensonge dans tout cela, c’est d’entendre certaines voix déclamer - par populisme ou pour réveiller les démons résiduels du régionalisme - que les régions de l’intérieur, ont été depuis l’indépendance victimes d’une discrimination, maléfique, méthodique, intentionnelle et systématique, menée par l’Etat à leurs dépens.
Allégation absurde, irresponsable et dangereuse, que notre « clairvoyante » assemblée constituante vient malheureusement de reprendre frivolement à son compte, sans en mesurer les lourdes conséquences; en introduisant dans le texte de loi sur la justice transitionnelle, la notion de « régions victimes » qui seront en droit en tant que telles, de porter plainte devant cette justice d’exception, au motif des discriminations endurées sous l’ancien régime ; et pour réclamer le cas échéant à l’Etat, les réparations et dédommagements qui correspondent à l’ampleur des préjudices volontairement subis!
Que faire ?
Aujourd’hui, plus de trois ans se sont écoulés depuis la révolution, et entretemps, les inégalités régionales héritées de l’ancien régime se sont rapidement aggravées. En partie certes, à cause de la profonde crise économique que traverse le pays depuis, mais surtout en raison de l’incapacité des gouvernements successifs issus de cette révolution, à proposer des stratégies convaincantes pour réduire ces écarts, ou même à négocier avec les populations qui en payent les frais, des solutions provisoires à même de rétablir la confiance et calmer les esprits.
Aujourd’hui, les attentes sont énormes et les défis trop sérieux pour qu’on se permette de les aborder avec légèreté ou démagogie. Que faire pour attirer plus d’investissements publics et privés dans ces régions, pour combler le déficit d’infrastructures, pour résorber le chômage en créant des emplois productifs et non palliatifs, pour créer des pôles de développement, pour limiter la pauvreté et améliorer les conditions de vie des gens ?
Ces questions difficiles ne sont pas les seules auxquelles le gouvernement actuel et ceux qui vont lui succéder, doivent répondre en toute responsabilité ; loin des élans de compassion sans lendemain, des slogans creux et des pirouettes qu’on a à ce sujet trop entendus.