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  • 19/04/2016 à 09:37

Pratique de la lecture et projet de société

Pratique de la lecture et projet de société

Par Mansour M’henni

La problématique de la lecture s’impose à nous, aujourd’hui plus que jamais, tant elle informe du degré de pertinence et d’intelligence de notre implication dans les projets de société censés engager notre destin et surtout celui des générations futures.

Entre action et désintéressement, entre l’école et l’espace de la société civile, la pratique de la lecture a connu des hauts et des bas mais s’est caractérisée chez nous d’une sorte d’indifférence à son intérêt auprès d’une grande part de notre population, notamment chez les jeunes.

On s’en souvient, dans la foulée d’une campagne de glorification des sciences exactes et de la technologie au détriment des humanités, une idée a prévalu selon laquelle « on n’aurait besoin ni de philosophes ni d’auteurs », pour reprendre une expression du chef du gouvernement marocain rapidement devenue obsolète après un geste louable du roi à l’égard de ces catégories intellectuelles.

Dans cette perspective mal située et mal projetée, les nouvelles technologies ont pris l’aspect des ennemies de la lecture alors qu’elles sont un excellent adjuvant à sa pratique la plus large. On s’est alors comparé aux sociétés occidentales qui auraient choisi les sciences contre les humanités, et la technique contre l’écriture et la lecture. Pourtant, jamais peut-être ces populations n’ont autant lu et ne continuent de lire qu’aujourd’hui.

Voilà donc qu’après un discours politique pseudo-scientiste, né dans les années soixante-dix et quatre-vingts, on se retrouve avec une société de scolarisés presque incultes en matière livresque et diabolisés pour cela. Reste à savoir où se situe la plus grande part de responsabilité : l’école assurément, mais la famille aussi et la société en général, surtout les décideurs en matière culturelle. Forts de ce constat, d’aucuns ont cherché à agir pour essayer de réparer la situation : les ministères de « l’école », au sens large, certaines administrations culturelles et certaines associations, les unes renaissant de leurs cendres, les autres voyant le jour récemment. Toutefois, à voir les conditions et les moyens de ces militants de la lecture, en comparaison à d’autres structures qui prennent parfois le même label, il y a vraiment de quoi désespérer.

Sans doute est-il plus opportun, du point de vue pratique, de mettre en place des structures de coordination, de concertation et de solidarité entre ces parents pauvres de la culture lectoriale pour une plus-value d’efficience et de rentabilisation des moyens et des volontés. Il n’en reste pas moins vrai que la lecture est à percevoir d’un autre point de vue, celui d’une façon d’être à la vie, celui d’une façon de concevoir l’intelligence des choses. Un lecteur est un être doté d’une curiosité interrogative qui converse avec le monde, prêt à se remettre en question dans sa quête jamais interrompue de la vérité. Car il a conscience de la relativité de cette dernière et sait donc les limites de toute connaissance individuelle incapable d’entrer en interaction permanente avec l’altérité.

Si telle est notre conception de la lecture, avec ses implications profondes dans le développement civilisationnel de la société, nous devons établir des règles pédagogiques appropriées à même de sortir la pratique lectoriale d’un contrôle somatif strict et de l’inscrire dans l’intelligence conversationnelle qui en ferait une expérience d’interprétation du monde, d’intelligence de l’interaction et de quête des signifiances profondes que peuvent voiler les significations superficielles des choses. Chacun d’entre nous ne peut avoir à lui seul les clés de cette pédagogie conversationnelle de la lecture ; les pédagogues et les éducateurs y ont sûrement leur mot à dire, mais ils ne sont pas les seuls à pouvoir établir cette démarche qui, elle-même, devrait évoluer vers le statut d’une culture généralisée. Il suffirait, pour s’en convaincre, de suivre de près le comportement de l’enfant et ses questions de grande portée, dès qu’il est confronté à l’épreuve de la lecture – étant entendu que la lecture ici n’est pas seulement le livre. En effet, ce dernier est l’un de ses supports, mais les nouvelles technologies aussi et même la simple méditation contemplative d’un paysage, d’un objet ou d’un fait.

Ainsi conçue, la lecture reste certes un acte de liberté, mais celui-ci reste commandé aussi par une éthique, autrement dit par certaines règles qui commandent la responsabilité du vivre ensemble. Elle est donc acte de partage et de concertation, donnant à l’individu sa conscience sociale et l’humilité de sa connaissance personnelle. Bref, l’intelligence de sa citoyenneté.

Et tout cela ne contredirait en rien le plaisir du texte qu’on peut chercher à savourer dans la quiétude d’un isolement paisible ou dans l’inquiétude d’une plongée vertigineuse de l’interrogation ontologique.

En tout cas, jamais ne périt une société qui lit et jamais on ne s’y leurre.

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